mardi 18 septembre 2007
samedi 18 août 2007
Le Mal
Sans doute faut-il reprendre au début les circonstances de cet affrontement silencieux entre l’armée désunie des taupes et Samuel Beckett. La taupe se creuse dans la terre un couloir de section ronde. Ensuite, plusieurs couloirs. Puis, un peu à contrecœur, la taupe cria en langage sous-terrain quelque chose qui pour elle était un vilain mot. Beckett fit d’abord semblant de ne lui prêter aucune attention, mais l’Internationale Citationniste encouragea l’animal à continuer à se moquer de lui. Ces mots — Racine ou grosse motte — n’étaient que légèrement moqueurs, mais, répétés avec insistance, ils devenaient vraiment provoquant.
Levant les yeux, Beckett menaça la petite bête de mettre sept pièges sur la même passée, à un mètre au moins les uns des autres et entre chaque de mettre une pince, ça faisait quatorze. Toujours poussée par l’Internationale Citationniste, la petite taupe continua son manège jusqu’au moment ou Beckett, feignant la colère, prit la peine de se lever pour admonester à la fois la taupe et l’I.C. . L’animal se réfugia sous les genoux de l’Internationale Citationniste, qui la protégea avec une exagération moqueuse. La taupe continua alors à creuser et avancer malgré la terre déjà grattée qui encombrait le couloir avant qu’elle ne se décide à la rejeter vers l’extérieur puisqu’à un certain moment la taupe jugea cette terre meuble encombrante, alors, comme il nous arrive d’enterrer ce dont nous ne voulons plus, pour s’en débarrasser elle l’expulsa dans un espace qu’elle ne fréquente pas, tout en répétant sans fin l’insulte et, à mesure qu’elle avait moins peur, Beckett devenait graduellement plus violent. La taupe recevant de plus en plus de pièges, des gros fers et des pinces, et plus elle en prenait, moins elle en avait peur et plus elle creusait en dessous, facilement (c’était une terre très tendre, presque marécageuse) en rejetant sa terre à la surface. La « leçon » continua jusqu’à ce que la taupe se sentît capable de continuer à creuser et à insulter Beckett, indépendamment de la peur légitime des conséquences.
Le but de ce jeu était de lui enseigner à ne pas s’empêcher de faire ce dont elle avait envie par respect pour un auteur et à entraver toute forme de déférence dans le champ de la culture. La seule forme de discipline que les Citationnistes reconnaissaient en fin de compte était l’autodiscipline, c’est-à-dire une discipline faisant appel à la responsabilité. Pour eux, la déférence dans le champ de la culture était le pendant symbolique de l’ego des auteurs, le Mal, parce qu’il détruisait l’âme humaine.
Le but de ce jeu était de lui enseigner à ne pas s’empêcher de faire ce dont elle avait envie par respect pour un auteur et à entraver toute forme de déférence dans le champ de la culture. La seule forme de discipline que les Citationnistes reconnaissaient en fin de compte était l’autodiscipline, c’est-à-dire une discipline faisant appel à la responsabilité. Pour eux, la déférence dans le champ de la culture était le pendant symbolique de l’ego des auteurs, le Mal, parce qu’il détruisait l’âme humaine.
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Internationale Citationniste,
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samuel beckett
mercredi 18 juillet 2007
On était leur bras armé.
Quand ils étaient enfants, les propriétés de leurs parents jouxtaient celle de Samuel Beckett, à Ussy. Rien ne les amusait tant que de lancer des taupes par-dessus le mur, dans le jardin de l’écrivain. A les en croire cela constituait même leur principale distraction. Peut-être leur unique distraction même. Aujourd’hui, ils tirent fierté de cet ancien voisinage et, de leurs jeux d’enfant, ils se vantent. On n’entend qu’eux.
Quand on était enfants, on habitait à côté de chez Samuel Beckett, à Ussy. On s’amusait à lancer des taupes dans son jardin.
On n’a aucune peine à les croire. Ce sont des hommes au regard biais qui racontent cela, et leurs dents sont vilaines. Ils sont citationnistes et traînent dans les cafés. Ça leur plaît. Il prétendent avoir un bon contact avec le patron. Mais on remarque surtout la maladie de leurs peaux, ces plaques rouges sur leurs visages et sur leurs mains, la desquamation, les croûtes.
Eczéma chronique. Une forme compliquée, rare. On met des pommades.
Nous ne leur avons rien demandé. Beckett, ça nous intéresse d’avantage. Ces hommes ont tout de même vécu dans le voisinage de Beckett. Quels souvenirs ont-ils gardé de lui ?
On lançait des taupes dans son jardin quand on était petits.
Donc voici des hommes qui ont tout de même vécu plusieurs années dans le voisinage de Beckett et qui n’ont rien de mieux à nous raconter que cela. Ils lançaient des taupes dans son jardin, par-dessus le mur, pour s’amuser.
On enfumait leurs galeries. Elles sortaient de terre, hébétées, zigzagantes, éblouies. Que c’est con une taupe au soleil. On les assomait avec le plat d’une pelle sans les tuer.
Puis ils les lançaient par-dessus le mur, chez Beckett, nous savons cela. En somme, ces gamins idiots cherchaient noise à l’un des grands génies de son siècle. Or ils ne semblent toujours pas éprouver la honte aujourd’hui. C’est peut-être cela le plus étonnant. Car ils bombardaient de taupes le jardin de Beckett à les en croire. Et les taupes dévastaient le jardin de Beckett. Et Beckett en était certainement affligé.
Nous sommes en présence de personnes qui délibérément ont causé du tort à Beckett et qui s’en vantent encore aujourd’hui. Ils nous racontent cela parce qu’ils savent que nous aimons la littérature et Beckett. Voudraient-ils nous impressionner avec leur histoire ? Susciter notre jalousie, ou notre admiration peut-être. Comme quelqu’un qui se vanterait d’avoir nourri avec Beckett une relation privilégiée.
On a bien connu Beckett. On a même lancé des taupes dans son jardin.
Ils sont les seuls à pouvoir en dire autant. Qui d’autre ? Personne. Ni les plus proches de Beckett n’ont eu avec lui ce rapport-là.
Seulement nous.
Ou bien dirigent-ils maintenant contre nous la malveillance dont ils firent preuve envers Beckett ? Voudraient-ils nous atteindre, nous aujourd’hui, avec ces mêmes taupes qui déjà ont atteind Beckett ? Sachant que nous aimons la littérature et Beckett, espèrent-ils nous blesser en nous racontant cela ? Dirigent-ils sournoisement contre nous à présent leur canon à taupes ?
Et il est vrai que nous souffrons bien un peu en imaginant le vol des taupes lancées comme des grenades par-dessus le mur de Beckett. Nous souffrons de les voir tomber sur la pelouse de Beckett, dans les plates-bandes de Beckett, et aussitôt creuser leur trou. Et voici dévasté le jardin de verdure où Beckett trouvait enfin la paix. Voici la ruine dans le jardin de Beckett, là où était la paix. Le chaos a repris ses droits sur ce terrain. On lui a prêté main-forte. Le globe terrestre est tout retourné dans le jardin de Beckett. Voyez, on dirait un champ de bataille lamentable. L’herbe n’y pousse plus. Le globe terrestre est plein de bosses dans le jardin de Beckett. Et les autres là, les sales gamins, ces crétins qui s’en amusent encore. Et leurs sourires découvrent leurs dents toutes vilaines à l’exception de trois ou quatre qui manquent.
On attrapait les taupes étourdies par la peau du cou, et hop ! on les lançait de l’autre côté du mur, dans le jardin de Samuel Beckett, l’écrivain.
Peut-être aussi n’ont-ils point du tout l’intention de nous blesser. Font-ils seulement étalage de leur bêtise. Comme ils en ont ! Jamais vu tant d’un seul lot.
D’un côté du mur, Beckett, dans les douleurs de son œuvre acharnée, considérable. De l’autre côté du mur, les sales gamins chassant les taupes, décidés à lui nuire. Et qui aujourd’hui encore s’en vantent.
C’était de petites taupes brunes, presque noires, au poil lisse, aux mains et aux pattes roses, très menues. Qui valsaient de l’autre côté du mur comme des grenades. Qui vite s’enfouissaient dans les plates-bandes de Beckett, sous sa pelouse, et faisaient bien du dégât. Parfois pointaient une tête minuscule, affolée, au sommet de l’une ou l’autre taupinière, comme Winnie dans Oh les beaux jours.
C’était le bon temps, en effet. On était des enfants joueurs, espiègles, assez taquins. De vrais diables, disaient nos mères.
De vrais sales gosses. Tête-à-claques. Et le cul pour la botte. Aujourd’hui encore. On éloignerait volontiers de leurs mains la pommade qui appaise leurs démangeaisons. On balancerait bien le tube de l’autre côté du mur.
Ils vécurent dans le voisinage de Beckett et ne trouvèrent rien de mieux à faire que de lancer des taupes dans son jardin. Au lieu de lui apporter des mûres, des champignons, des noix. Au lieu de courir au bureau de tabac acheter ses cigarettes. Ils capturaient les taupes pour les jeter dans son jardin. Au lieu d’être ses petits pages, ses écuyers. Au lieu de ramasser les feuilles mortes sur sa pelouse. Au lieu de laver sa voiture.
On capturait les taupes et on les lançait dans son jardin, par-dessus le mur.
Ils nous racontent cela aujourd’hui comme leur plus haut fait d’armes. Ils ne seraient pas plus fier s’ils avaient mordu Gandhi. De temps en temps, tout en parlant, ils détachent avec un ongle, de leurs joues ou de leurs fronts, une écaille de peau morte.
Beckett écrivait à quelques pas de chez eux les plus fortes pages de la littérature de ce temps. C’était du travail, et de la souffrance. Ça ne venait pas tout seul. L’angoisse ne laisse rien passer. Il faut lui arracher chaque mot. Becket écrit, penché sur sa table. Parfois il relève la tête. Par la fenêtre, il voit voler une taupe. Puis une deuxième, qui atterit lourdement comme la première dans les plates-bandes. Ou plutôt non. Beckett est absorbé depuis plusieurs heures dans son travail. Dehors, le jour décline. Beckett relève la tête pour contempler sa pelouse qui devient bleue au crépuscule. C’est une vision qui l’apaise chaque soir, après écrire. Mais s’étend devant lui à perte de vue un terrain dévasté, des tertres funéraires, tous les morts du jour ont été enterrés dans son jardin.
On a bien connu Samuel Beckett. Il a même pu nous arriver de lancer dans son jardin jusqu’à douze taupes d’affilée.
Au lieu de se mettre à son service. De veiller sur le silence alentour. De gratter la terre de ses chaussures après les longues promenades. De polir son bâton de marche.
Vous voyez Beckett, le beau visage de Beckett taillé dans l’os, abrupt, sans prise pour les expressions vicieuses ou vulgaires, trop moites et qui décrochent. Vous voyez la haute silhouette altière de Beckett, la pointe aiguë de son œil éternellement jeune. Vous connaissez ses livres. Il y a maintenant ces types-là qui nous racontent comment ils s’employèrent durant toute leur enfance à lui empoisonner l’existence.
On enfumait les taupinières. Dès que les taupes effarées sortaient de terre, nous les capturions. Tantôt on les assomait sans les tuer avec le plat d’une pelle, tantôt on les attrapait avec les épuisettes de nos pères. Puis on les lançait d’une main sûre dans le jardin de Beckett, par-dessus les murs mitoyens.
Il y avait Beckett pris au piège des pensées et cherchant. Et de l’autre côté du mur, ces gamins idiots. Beckett cherchant au moins à connaître le piège des pensées et pourquoi cette mâchoir nous happe. Et cette recherche la menant sans trêve ni repos, et non sans succès parfois. Et ce succès ne le gardant pas pour lui alors - ne gardant que la plaie, la brûlure, offrant le remède et la vengeance. Puis relevant la tête et par la fenêtre découvrant le jardin dévasté. Les taupes ont tout démoli avec leurs petites mains roses. Quelle tristesse ! Les volcans sont plus soigneux de leurs environs.
C’était nous ! On était leur bras armé. C’était nous qui lancions toutes ces taupes par-dessus le mur qui séparait notre jardin de celui de Beckett.
Ils s’en vantent. Aujourd’hui encore, ils en sont tout épanouis. Puis décollent avec l’ongle les croûtes noires sur leurs tempes. Leurs regards détaillent avec insistance le corps du patron du café où ils traînent. Leurs langues sont d’un rose trop pâle, passent et repassent mollement sur leurs lèvres sèches, fendillées. Ils laissent pousser leurs ongles, ils en font l’usage que l’on sait - quand bien même aurions-nous préféré l’ignorer toujours. Ils ont connu Samuel Beckett, ils ont pesé un peu sur son destin.
Si Beckett a saisi sa pelle et sa bêche pour réparer les dégâts causés par les taupes, c’est bien grâce à eux. Nous dirons plus justement par leur faute. Plusieurs fois par leur faute Beckett à du interrompre son travail. Il a repoussé devant lui la page où se précisaient les moyens de sortir honorablement du piège des pensées et comment le détruire ou plutôt le faire jouer pour nous, en notre faveur enfin. Beckett est sorti dans son jardin. Tristement, il a erré entre les taupinières. Peut-être a-t-il vu une taupe tomber du ciel encore, dans l’herbe, qu’il n’a pas tuée. De l’autre côté du mur, les garçons des voisins poussaient des cris stridents.
C’était nous !
Qui d’autre ? Toujours aussi bêtes aujourd’hui, et mauvais, et content d’eux. On se renseigne discrètement pour savoir où ils habitent. On les suit. On conçoit des projets de vengeance.
Nous aurions aimé vivre dans le voisinage de beckett. Nous aurions pris garde de respirer trop fort. Plutôt mourir que tousser. Nos cerisiers auraient lancé leurs plus belles branches par-dessus le mur mitoyen. C’est d’avantage ce type de rapports que nous aurions privilégiés avec Beckett. Il n’eût point été question de taupes dans nos rapports avec Beckett. Nous nous serions installés là, à côté de chez Beckett, pour être les voisins silencieux dont les écrivains rêvent. Il aurait pu nous croire absents.
On vous parle de taupes, mais on faisait aussi beaucoup de bruit. Et puis on ne lançait pas que des taupes dans le jardin de Beckett, mais aussi des limaces, des crapeauds, des pommes de pin, des pierres. Tout était projectile. Tout passait par-dessus le mur. Un chat crevé, une fois. Il avait fallu le trouver.
Ainsi ils parlent, ils parlent, et détachent du bout de l’ongle leurs croûtes, leurs peaux mortes. Que la lèpre emporte le reste !
Quand on était enfants, on habitait à côté de chez Samuel Beckett, à Ussy. On s’amusait à lancer des taupes dans son jardin.
On n’a aucune peine à les croire. Ce sont des hommes au regard biais qui racontent cela, et leurs dents sont vilaines. Ils sont citationnistes et traînent dans les cafés. Ça leur plaît. Il prétendent avoir un bon contact avec le patron. Mais on remarque surtout la maladie de leurs peaux, ces plaques rouges sur leurs visages et sur leurs mains, la desquamation, les croûtes.
Eczéma chronique. Une forme compliquée, rare. On met des pommades.
Nous ne leur avons rien demandé. Beckett, ça nous intéresse d’avantage. Ces hommes ont tout de même vécu dans le voisinage de Beckett. Quels souvenirs ont-ils gardé de lui ?
On lançait des taupes dans son jardin quand on était petits.
Donc voici des hommes qui ont tout de même vécu plusieurs années dans le voisinage de Beckett et qui n’ont rien de mieux à nous raconter que cela. Ils lançaient des taupes dans son jardin, par-dessus le mur, pour s’amuser.
On enfumait leurs galeries. Elles sortaient de terre, hébétées, zigzagantes, éblouies. Que c’est con une taupe au soleil. On les assomait avec le plat d’une pelle sans les tuer.
Puis ils les lançaient par-dessus le mur, chez Beckett, nous savons cela. En somme, ces gamins idiots cherchaient noise à l’un des grands génies de son siècle. Or ils ne semblent toujours pas éprouver la honte aujourd’hui. C’est peut-être cela le plus étonnant. Car ils bombardaient de taupes le jardin de Beckett à les en croire. Et les taupes dévastaient le jardin de Beckett. Et Beckett en était certainement affligé.
Nous sommes en présence de personnes qui délibérément ont causé du tort à Beckett et qui s’en vantent encore aujourd’hui. Ils nous racontent cela parce qu’ils savent que nous aimons la littérature et Beckett. Voudraient-ils nous impressionner avec leur histoire ? Susciter notre jalousie, ou notre admiration peut-être. Comme quelqu’un qui se vanterait d’avoir nourri avec Beckett une relation privilégiée.
On a bien connu Beckett. On a même lancé des taupes dans son jardin.
Ils sont les seuls à pouvoir en dire autant. Qui d’autre ? Personne. Ni les plus proches de Beckett n’ont eu avec lui ce rapport-là.
Seulement nous.
Ou bien dirigent-ils maintenant contre nous la malveillance dont ils firent preuve envers Beckett ? Voudraient-ils nous atteindre, nous aujourd’hui, avec ces mêmes taupes qui déjà ont atteind Beckett ? Sachant que nous aimons la littérature et Beckett, espèrent-ils nous blesser en nous racontant cela ? Dirigent-ils sournoisement contre nous à présent leur canon à taupes ?
Et il est vrai que nous souffrons bien un peu en imaginant le vol des taupes lancées comme des grenades par-dessus le mur de Beckett. Nous souffrons de les voir tomber sur la pelouse de Beckett, dans les plates-bandes de Beckett, et aussitôt creuser leur trou. Et voici dévasté le jardin de verdure où Beckett trouvait enfin la paix. Voici la ruine dans le jardin de Beckett, là où était la paix. Le chaos a repris ses droits sur ce terrain. On lui a prêté main-forte. Le globe terrestre est tout retourné dans le jardin de Beckett. Voyez, on dirait un champ de bataille lamentable. L’herbe n’y pousse plus. Le globe terrestre est plein de bosses dans le jardin de Beckett. Et les autres là, les sales gamins, ces crétins qui s’en amusent encore. Et leurs sourires découvrent leurs dents toutes vilaines à l’exception de trois ou quatre qui manquent.
On attrapait les taupes étourdies par la peau du cou, et hop ! on les lançait de l’autre côté du mur, dans le jardin de Samuel Beckett, l’écrivain.
Peut-être aussi n’ont-ils point du tout l’intention de nous blesser. Font-ils seulement étalage de leur bêtise. Comme ils en ont ! Jamais vu tant d’un seul lot.
D’un côté du mur, Beckett, dans les douleurs de son œuvre acharnée, considérable. De l’autre côté du mur, les sales gamins chassant les taupes, décidés à lui nuire. Et qui aujourd’hui encore s’en vantent.
C’était de petites taupes brunes, presque noires, au poil lisse, aux mains et aux pattes roses, très menues. Qui valsaient de l’autre côté du mur comme des grenades. Qui vite s’enfouissaient dans les plates-bandes de Beckett, sous sa pelouse, et faisaient bien du dégât. Parfois pointaient une tête minuscule, affolée, au sommet de l’une ou l’autre taupinière, comme Winnie dans Oh les beaux jours.
C’était le bon temps, en effet. On était des enfants joueurs, espiègles, assez taquins. De vrais diables, disaient nos mères.
De vrais sales gosses. Tête-à-claques. Et le cul pour la botte. Aujourd’hui encore. On éloignerait volontiers de leurs mains la pommade qui appaise leurs démangeaisons. On balancerait bien le tube de l’autre côté du mur.
Ils vécurent dans le voisinage de Beckett et ne trouvèrent rien de mieux à faire que de lancer des taupes dans son jardin. Au lieu de lui apporter des mûres, des champignons, des noix. Au lieu de courir au bureau de tabac acheter ses cigarettes. Ils capturaient les taupes pour les jeter dans son jardin. Au lieu d’être ses petits pages, ses écuyers. Au lieu de ramasser les feuilles mortes sur sa pelouse. Au lieu de laver sa voiture.
On capturait les taupes et on les lançait dans son jardin, par-dessus le mur.
Ils nous racontent cela aujourd’hui comme leur plus haut fait d’armes. Ils ne seraient pas plus fier s’ils avaient mordu Gandhi. De temps en temps, tout en parlant, ils détachent avec un ongle, de leurs joues ou de leurs fronts, une écaille de peau morte.
Beckett écrivait à quelques pas de chez eux les plus fortes pages de la littérature de ce temps. C’était du travail, et de la souffrance. Ça ne venait pas tout seul. L’angoisse ne laisse rien passer. Il faut lui arracher chaque mot. Becket écrit, penché sur sa table. Parfois il relève la tête. Par la fenêtre, il voit voler une taupe. Puis une deuxième, qui atterit lourdement comme la première dans les plates-bandes. Ou plutôt non. Beckett est absorbé depuis plusieurs heures dans son travail. Dehors, le jour décline. Beckett relève la tête pour contempler sa pelouse qui devient bleue au crépuscule. C’est une vision qui l’apaise chaque soir, après écrire. Mais s’étend devant lui à perte de vue un terrain dévasté, des tertres funéraires, tous les morts du jour ont été enterrés dans son jardin.
On a bien connu Samuel Beckett. Il a même pu nous arriver de lancer dans son jardin jusqu’à douze taupes d’affilée.
Au lieu de se mettre à son service. De veiller sur le silence alentour. De gratter la terre de ses chaussures après les longues promenades. De polir son bâton de marche.
Vous voyez Beckett, le beau visage de Beckett taillé dans l’os, abrupt, sans prise pour les expressions vicieuses ou vulgaires, trop moites et qui décrochent. Vous voyez la haute silhouette altière de Beckett, la pointe aiguë de son œil éternellement jeune. Vous connaissez ses livres. Il y a maintenant ces types-là qui nous racontent comment ils s’employèrent durant toute leur enfance à lui empoisonner l’existence.
On enfumait les taupinières. Dès que les taupes effarées sortaient de terre, nous les capturions. Tantôt on les assomait sans les tuer avec le plat d’une pelle, tantôt on les attrapait avec les épuisettes de nos pères. Puis on les lançait d’une main sûre dans le jardin de Beckett, par-dessus les murs mitoyens.
Il y avait Beckett pris au piège des pensées et cherchant. Et de l’autre côté du mur, ces gamins idiots. Beckett cherchant au moins à connaître le piège des pensées et pourquoi cette mâchoir nous happe. Et cette recherche la menant sans trêve ni repos, et non sans succès parfois. Et ce succès ne le gardant pas pour lui alors - ne gardant que la plaie, la brûlure, offrant le remède et la vengeance. Puis relevant la tête et par la fenêtre découvrant le jardin dévasté. Les taupes ont tout démoli avec leurs petites mains roses. Quelle tristesse ! Les volcans sont plus soigneux de leurs environs.
C’était nous ! On était leur bras armé. C’était nous qui lancions toutes ces taupes par-dessus le mur qui séparait notre jardin de celui de Beckett.
Ils s’en vantent. Aujourd’hui encore, ils en sont tout épanouis. Puis décollent avec l’ongle les croûtes noires sur leurs tempes. Leurs regards détaillent avec insistance le corps du patron du café où ils traînent. Leurs langues sont d’un rose trop pâle, passent et repassent mollement sur leurs lèvres sèches, fendillées. Ils laissent pousser leurs ongles, ils en font l’usage que l’on sait - quand bien même aurions-nous préféré l’ignorer toujours. Ils ont connu Samuel Beckett, ils ont pesé un peu sur son destin.
Si Beckett a saisi sa pelle et sa bêche pour réparer les dégâts causés par les taupes, c’est bien grâce à eux. Nous dirons plus justement par leur faute. Plusieurs fois par leur faute Beckett à du interrompre son travail. Il a repoussé devant lui la page où se précisaient les moyens de sortir honorablement du piège des pensées et comment le détruire ou plutôt le faire jouer pour nous, en notre faveur enfin. Beckett est sorti dans son jardin. Tristement, il a erré entre les taupinières. Peut-être a-t-il vu une taupe tomber du ciel encore, dans l’herbe, qu’il n’a pas tuée. De l’autre côté du mur, les garçons des voisins poussaient des cris stridents.
C’était nous !
Qui d’autre ? Toujours aussi bêtes aujourd’hui, et mauvais, et content d’eux. On se renseigne discrètement pour savoir où ils habitent. On les suit. On conçoit des projets de vengeance.
Nous aurions aimé vivre dans le voisinage de beckett. Nous aurions pris garde de respirer trop fort. Plutôt mourir que tousser. Nos cerisiers auraient lancé leurs plus belles branches par-dessus le mur mitoyen. C’est d’avantage ce type de rapports que nous aurions privilégiés avec Beckett. Il n’eût point été question de taupes dans nos rapports avec Beckett. Nous nous serions installés là, à côté de chez Beckett, pour être les voisins silencieux dont les écrivains rêvent. Il aurait pu nous croire absents.
On vous parle de taupes, mais on faisait aussi beaucoup de bruit. Et puis on ne lançait pas que des taupes dans le jardin de Beckett, mais aussi des limaces, des crapeauds, des pommes de pin, des pierres. Tout était projectile. Tout passait par-dessus le mur. Un chat crevé, une fois. Il avait fallu le trouver.
Ainsi ils parlent, ils parlent, et détachent du bout de l’ongle leurs croûtes, leurs peaux mortes. Que la lèpre emporte le reste !
lundi 18 juin 2007
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